Edith Cannac, psychanalyste : « Moi une grande dame ? Mais je suis toute petite… »

Il vous faudra vous rendre à Taussat en Gironde pour rencontrer Edith Cannac. Cette grande dame de la psychanalyse accompagne entre Paris et ce petit coin discret du bassin d’Arcachon de jeunes disciples sur le chemin de l’exercice de leur métier avec une méthode bien à elle. Rencontrer Edith Cannac, c’est se laisser glisser dans les méandres d’une région, d’une famille, d’un couple, d’une femme…

« On ne vivait pas en famille, on vivait en tribu ! ». Voilà comment Edith Cannac décrit d’un trait son enfance. A l’écouter on comprend que ce sont en fait deux tribus à priori similaires et pourtant bien différentes, empruntes de cet esprit bordelais si bien décrit par « l’oncle François ». Si le côté Mauriac de son père laissait transpirer de grandes aspirations intellectuelles, le côté maternel, plus terrien peut être, avait besoin de sécurité. Très vite la petite Edith comprend qu’entre ses deux familles il lui sera nécessaire pour survivre de se créer son monde à soi. « Enfant, je n’avais pas l’impression d’être en manque. Il a fallu que je fasse une psychanalyse pour que je m’en aperçoive ; j’ai attendu tard », précise celle qui avait la lecture comme refuge et l’immense bibliothèque de son grand-père à sa disposition. A huit ans il lui était loisible de lire Anatole France ou Victor Hugo sans que personne ne s’en soucie vraiment. « Je ne comprenais pas tout ce que je lisais, mais je lisais ».

Une histoire à deux

Enfant, adolescente, adulte, sa technique de vie a toujours été la même : ne pas s’opposer de front mais faire exactement ce qu’elle veut. C’est sans doute ce qui a séduit celui qui allait devenir son mari, un  fort en thème, indépendant et à la recherche d’une aspiration créatrice. Ces deux-là se sont bien trouvés. Chacun avait son univers et ils ont décidé de s’en forger un troisième pour eux, loin de certaines convenances, respectable certes, mais ailleurs.

Dans les années 50, pas d’autre perspective que le mariage pour des jeunes de vingt ans. Mais mariage signifiait alors perte totale de liberté pour une femme. Inacceptable pour Madame Cannac qui n’était pas du genre à attendre au coin du feu son capitaine au long cours de mari. Marseille premier port d’attache, premières rencontres étonnantes, de celles qui aiguisent l’esprit ; nouveaux sentiments aussi, celle d’une femme libre qui se construit petit à petit. Bordeaux, puis Nantes suivront. La vie était simple et trépidante à la fois. Le couple à l’affut des idées nouvelles y vécut mai 68. « Tous les matins nous allions faire du bateau sur l’Erdre et tous les soirs les gens venaient parler chez nous et se croisaient toute la nuit ». C’était la liberté vécue pleinement avant un départ pour un Paris agité, vivifiant, vivant.

Esprit libre, anarchiste assurément

« J’ai commencé à devenir sérieuse à 40 ans, sans pour autant renoncer aux choses. En arrivant en fac en 1971, plus brillante qu’intelligente sans doute, j’y ai tout de suite croisé des personnes remarquables. Cela m’a secouée ». Seule de son âge en première année, elle ne pouvait que devenir la mascotte des plus jeunes. A nouveau insolente comme quand elle était en classe, elle trouve là le moyen d’ouvrir la fenêtre qui lui permettra de ne pas se laisser enfermer dans une vie sans surprise. Après avoir rassuré son mari sur les limites de ses intentions d’indépendance – indépendante sans être féministe – elle décide de suivre sa propre voie, fait des études de psycho et profite à plein de tous les possibles de cette époque. Aux côtés de Léon Chertok elle entre par la petite porte de la psychanalyse et travaille l’hypnose qui lui ouvre des perspectives sur la richesse de l’inconscient. « Moi qui avais toujours orienté ma vie pour être le moins sous influence possible, j’ai été très étonnée de voir que c’était si simple de mettre quelqu’un sous dépendance ». Elle abandonnera pourtant la technique rapidement, persuadée qu’elle n’a rien de thérapeutique. Elle croise tous les grands noms : Lacan, Dolto, Pontalis, Roudinesco, David-Ménard… s’intéresse à toutes les écoles pour ne se laisser enfermer dans aucune. Enrichie de tous les débats qui traversent les années 70 et 80, elle ouvre rapidement un cabinet qui devient un des plus importants de la Capitale.

Vous avez dit psychanalyste ?

Elle vous expliquera qu’en tant qu’analyste il faut rester méfiant de ce qu’un patient amène. Une interprétation restant toujours « probable » car susceptible d’en dissimuler une autre, il est indispensable de prendre son temps quand on s’engage dans une analyse. En effet impossible souligne-t-elle, de recevoir d’un coup tout ce que l’on peut renfermer. « Par exemple, débloquer certaines paralysies est facile, mais cela ne va pas loin si on ne prend pas conscience que ce n’est qu’un symptôme. Il faut être patient car les choses tombent par tranche, un peu comme une dune qui s’effondre… ». La capacité d’écoute il faut, selon elle, l’entretenir quotidiennement et savoir s’émanciper des contraintes et des dogmes car « comment écouter si l’on n’a pas passé l’âge de l’innocence ? ». Aucun risque de perdre son âme, bien au contraire, puisque s’ouvrir vers d’autres univers de pensées ou de nouveaux champs d’investigations c’est enrichir sa propre pratique. « Mais avoir fait une psychanalyse ne signifie pas que l’on est psychanalyste », précise-t-elle encore. Relevant toute l’ambiguïté de la chose, elle insiste en disant que c’est une nécessité insuffisante car un psychanalyste a besoin des autres pour le devenir lui-même. Prenant exemple de sa propre vie, elle affirme avec force que si un enfant ne peut avoir confiance en sa mère, il ne peut avoir confiance en personne. « Je crois qu’un enfant qui n’est pas aimé meurt. Toutefois s’il ne meurt pas, il doit en faire quelque chose. Quelque soit son choix, il lui faut un désir, une envie. C’est autour de cet axe qu’il devra organiser sa survie. Moi-même, ce qui m’a sauvée c’est d’avoir pu élargir mon environnement alors que je ne pensais pas cela possible. Puis tout à coup, moi qui vivais à l’intérieur de moi-même, j’ai été très entourée par des personnes venues de tous horizons. J’ai eu cette chance là ! »

Le temps de la transmission

C’est pour en faire quelque chose justement que très tôt Edith Cannac a animé des groupes de travail. Elle a vite compris qu’au-delà de l’exercice du métier qui permet de s’enrichir des patients eux-mêmes, la réflexion en collectif permet de compléter sa culture générale et de sécuriser sa pratique. C’est également l’occasion  d’aider à l’ascension de personnes qui vont devenir plus fortes que soi. Et si elle affirme qu’elle n’a jamais voulu être un maître, car elle les a vus à l’œuvre, « parfois grands, parfois petits » la définition qu’elle en fait laisse à penser qu’elle en est devenue un malgré elle. «Un maitre c’est quelqu’un qui transmet ce qu’il sait au moment où il le fait. C’est quelqu’un dont la pensée va porter, qui accepte de se nourrir pour transmettre et pour ne pas rester figé, quelqu’un qui a le droit de s’exprimer d’une certaine façon sur un sujet à un moment et d’une autre façon plus tard. »

Libérée depuis longtemps du quand-dira-t-on, impossible de ne pas se laisser porter par le verbe de cette grande dame. Elle vous parlera aussi bien de sa façon de faire sa confiture maison, de l’immaturité sexuelle, de l’analité ou de la contraception essentielle aux femmes pour garder la maîtrise de leurs désirs. Elle insistera pourtant sur ce qui lui tient à cœur : « il faut avoir un regard souple, être le plus ouvert possible sur toutes les pratiques, toutes les hypothèses, s’adapter en tant que thérapeute sur l’évolution sexuelle plus ou moins avouée de chacun, enfant ou adulte. Je voudrais qu’on comprenne que tout est envisageable dans une sexualité car le fantasme en est indissociable. Mais à l’inverse que l’on ait un regard clair sur ce qui est pervers et qui n’est pas acceptable ».

Elle vous expliquera également que scientifiser  la société est une manière d’éloigner l’angoisse, mais qu’il ne faut pas se laisser endormir par les idées toutes faites. « Nous sommes un tout et on ne peut isoler aucune part de ce qui est humain en nous. Tout ce qui est pulsionnel existe et le surmoi est là pour rendre l’angoisse supportable ou l’éliminer ou la diriger pour qu’elle prenne un sens ». La préoccupation d’Edith Cannac est que l’homme ne soit pas limité à une configuration unique. Si selon elle le cerveau commande tout, il ne faut pas oublier qu’un être est sexué, sensuel, sexuel, bref que tout n’est pas défini par le cerveau. Il pilote mais il est aussi influencé par l’indicible et par ses mémoires ancestrales.

Le bruit des arbres

Sa force Edith Cannac la puise d’abord en elle, dans les amitiés qui jalonnent sa vie et le souvenir de Roland qui l’accompagne toujours, même si sa présence est différente. Pourtant aucune nostalgie, tous ses souvenirs sont autant de marques qui l’enrichissent encore aujourd’hui. Des regrets ? Peut-être, mais elle n’en dit rien. Peu prolixe sur ses liens avec ses enfants qui n’appartiennent qu’à elle, à 86 ans, elle n’a rien perdu de sa verve, de son agilité de pensée, de son brio auquel s’est ajouté une intelligence aiguë sur le monde qui l’entoure. Elle a toujours un temps d’avance, sensible aux tendances émergentes et aux sujets à traiter. Avec une curiosité constamment en alerte cette grande voyageuse peut vous raconter de multiples moments qui ont enrichi son parcours mais aussi préciser sa pensée sur Caïn qu’elle tient à réhabiliter, comme Eve qu’il a fallu selon elle déclarer pécheresse puisqu’elle avait la connaissance et donc le pouvoir de soumettre les hommes. Elle pourra encore vous parler de son autre cheval de bataille, l’hystérie, non pas celle galvaudée par facilité éditoriale, mais celle issue du besoin de toute puissance qui s’échoue si souvent dans l’idée de pouvoir et que l’on retrouve dans les relations homme/femme, homme/homme, femme/femme… Elle reste persuadée que les patients ne parlent que de ce que l’analyste est capable d’entendre et s’insurge quand on s’étonne qu’à l’âge qui est le sien il paraît incongru d’avoir des projets – « comme s’il fallait à un moment être confit dans son passé ou perdre sa capacité à s’émerveiller ».

Et alors que notre entretien touche à sa fin, c’est autour de l’arbre qu’il s’achève. Pour Edith Cannac « l’arbre, c’est la vie ». Mais pour se sentir vivant il a besoin du vent, car « un arbre qui ne bouge pas n’est pas un bon arbre ». Lucide sur le fait que sa longévité tient à sa faculté de se secouer et d’avancer, celle qui garde intacte sa capacité désirante ne s’en laisse pas compter par des visiteurs de passage ou croquer sans réagir par des esprits qui pourraient croire que la Villa Marguerite* se résume au chêne noir qui l’ombrage ou n’est que senteurs de pins et de varech.

 

Christophe Ragué

 

Dates clés 

  • 1930 : Naissance à Bordeaux
  • Depuis 1950 : Parcours la France et le monde et enrichit, par ses écrits, la pensée psychanalytique
  • Psychanalyste depuis 1978
  • 1985 : Pour comprendre le « non » de la mère, in l’Adoption, une aventure familiale sous la  direction de Brigitte Camdessus. Ed. ESF
  • 2002 : Caïn ou le détournement du sens. Ed. Plon
  • Depuis 2008 Horizon psychanalyse/blog personnel : www.la-psychanalyse.org
  • Depuis 2015 : Travaille à la rédaction de mémoires, non pour laisser une trace, mais pour que l’on sache…
  • *www.villastemarguerite.fr

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